Femen - mort d'une Femen désabusée (Libération)

La cofondatrice des Femen et artiste peintre s'est suicidée à 31 ans.

La cofondatrice du mouvement et ex-activiste Femen Oksana Chatchko, lors d'une manifestation à Paris, le 18 septembre 2012 (Photo Kenzo TRIBOUILLARD. AFP)
par Quentin Girard
publié le 24 juillet 2018 à 17h36


Des Femen, ce n’était pas en France la plus médiatique. Mais c’était la plus brillante, artiste, atypique, radicale, anarchiste. L’Ukrainienne Oksana Chatchko, 31 ans, a été retrouvée pendue chez elle lundi 23 juillet, dans son petit appartement en banlieue parisienne. Depuis plusieurs jours, l’artiste peintre ne donnait plus de nouvelles, ses amis s’inquiétaient. Elle a laissé une lettre politique, dénonçant, simplement, l’hypocrisie de la société et des hommes. Ce n’était pas sa première tentative de suicide.

Disparition de Oksana Chatchko : mort d'une Femen désabusée (Libération)


L'annonce de sa mort a été rendue publique par Inna Shevchenko, la leader actuelle en France de ce mouvement féministe. «Oksana Chatchko est une des femmes les plus remarquables de notre époque, une des plus grandes combattantes ayant lutté durement contre les injustices auxquelles elle a dû faire face», écrit-elle. Ou encore : «Oksana nous a quittées mais elle est ici et partout. Elle est en chacune de nous qui s'est tenue à ses côtés, elle est en Femen qu'elle a cofondé. Elle est dans sa peinture à travers laquelle elle exprimait ses talents artistiques. Elle est dans l'histoire du féminisme.»



«La vie était très dure»
Ironie tragique de cette annonce : les deux femmes se parlaient à peine depuis plus de trois ans. Si elles s'étaient connues en Ukraine, Inna ayant rejoint le groupe Femen dans un deuxième temps, leurs arrivées successives à Paris, en 2012, avaient entraîné de graves disputes, dissensions et brouilles internes. Pas d'accord sur les différentes méthodes à adopter, Inna, plus stratège et politique, avait pris peu à peu le pouvoir face à une Oksana plus romantique, plus anarchiste aussi, ne croyant pas dans les organisations pyramidales. Jusqu'à la rupture en 2014 et l'exclusion de facto d'Oksana et d'une autre des fondatrices, Sasha Shevchenko. «Lorsque je vais dans leur QG [à Clichy, ndlr], elles me demandent ce que je fais là, elles me disent que je dois partir, que je n'ai pas le droit de venir», nous racontait-elle à l'époque.


A Inna Schevchenko, dont le groupe est toujours actif même si les actions peinent à avoir la même portée, la gloire médiatique et les récompenses. A Oksana Chatchko, la précarité, les squats, les problèmes pour renouveler ses papiers, la galère. «Ça a été très compliqué la vie à Paris, nous raconte au téléphone des larmes dans la voix son amie, l'artiste Apolonia Breuil-Sokol, qui avait accueilli les réfugiées politiques dans son théâtre alternatif du XVIIIe arrondissement, le Lavoir moderne, aujourd'hui fermé. «On a vécu dans le même lit de squat en squat pendant cinq ans, elle est devenue comme ma sœur. Elle avait fini par trouver un tout petit truc à Montrouge, avec rien, aucune décoration, à part la penderie dans laquelle elle s'est pendue. C'est très dur. La vie était très dure.»

Oksana Chatchko est née en 1987 en Ukraine, dans la ville de Khmelnitski, à l'est du pays. Très jeune, elle s'intéresse au dessin et se passionne pour les icônes religieuses orthodoxes, entrant à 8 ans dans une école spécialisée, normalement réservée aux adultes. «Elle avait le droit d'aller peindre dans des églises dans des endroits normalement interdits aux femmes, parce que c'était une enfant», raconte Apolonia. A 12 ans, elle a une crise de foi, veut partir au couvent épouser Dieu. Sa mère la retient.

Oksana découvre petit à petit la corruption dans la religion, le pouvoir du patriarcat, et s'intéresse au militantisme. Elle est des premières actions des Femen, en 2008, quand elles ne sont pas encore seins nus. De toutes, c'était celle qui était restée la plus proche de la pureté originelle du projet, c'est-à-dire un mouvement de guerilla-communication, arnacho-féministe et athée, familier de l'idée d'activistes à la Luther Blissett où le militant doit rester anonyme, ne pas rechercher sa propre gloire. «Tout le monde peut se déclarer Femen», nous expliquait-elle un jour. Elle a hautement contribué à la popularité de cet activisme qui, au-delà de sa folie médiatique, eut le mérite de porter au cœur de l'actualité des combats féministes et politiques oubliés et réprimés dans l'est de l'Europe, mais aussi chez nous.

Iconoclaste
Nous, on ne la connaissait, malheureusement, pas beaucoup. Mais, les quelques fois où on l’a croisée, il était facile de voir à quel point elle était différente, pas seulement parce qu’elle était brune et petite dans un monde de grandes blondes. Souvent légèrement à part, plus posée, détachée, profonde, poète, jetant une moue sceptique sur tout ce barouf.

Depuis 2014, donc, elle avait pris ses distances avec les Femen, et s'était concentrée sur sa passion première, l'art. En 2016, elle avait exposé son travail sur les icônes religieuses, en bois et feuille d'or, à la galerie Mansart à Paris. Toujours engagée, Oksana détournait les représentations traditionnelles, pour mettre en avant des scènes montrant le désintérêt des religions chrétiennes pour les réfugiés, des partouzes avec Jésus sur la croix, des femmes en burqa, des Saints avec des kalashs, etc. «Apprenant que c'était une ancienne Femen, j'étais sceptique au départ, raconte, très abattu, le commissaire d'exposition Azad Asifovich qui préparait avec elle de nouvelles représentations, mais c'était une vraie artiste, qui maîtrisait des techniques très particulières.» Il est possible encore de voir les images sur Instagram de celle qui avait intégré les Beaux-Arts, à Paris, l'année dernière. Une bonne idée en apparence, qui ne lui a pas forcément fait du bien, selon son amie Sasha Shevchenko : «C'était déjà une artiste accomplie qui s'est retrouvée entourée de gamins beaucoup plus jeunes. Elle est complètement hors système et les Beaux-Arts restent un milieu très structuré et prétentieux. Elle se sentait en décalage, surtout avec tout ce qu'elle avait vécu avant.»


Capture d'écran du compte Instagram d'Oksana Chatchko
«On s'était vus il y a trois semaines, elle avait l'air très motivée, raconte Azad. Je l'ai connue dans des moments plus dépressifs, plus "down", où il n'y avait rien, où elle n'arrivait pas à travailler. Là, elle avait des projets.» «Elle était gaie, elle avait la pêche, elle était venue me voir en Suisse récemment», confirme le réalisateur Alain Margot qui avait réalisé un documentaire sur elle, Je suis Femen. Même s'il raconte, que parfois, «elle se demandait "qu'est-ce que je fais ?, pourquoi je ne fais plus d'actions ?"»

Spirale tragique
«Les gens ne peuvent pas comprendre par quoi elle est passée, tranche Apolonia Breuil-Sokol. Les arrestations en Ukraine par la police ou en Biélorussie par les services politiques, les trahisons de ses amis.» En 2014, alors que les deux amies assistaient ensemble à une représentation théâtrale au Lavoir moderne, à Paris, un homme, look de skinhead, était entré et avait poignardé deux personnes, les laissant dans un état grave. Il visait les Femen, qui ne vivaient déjà plus là. «C'était avant les attentats, la prise de conscience de tout ça. On n'avait pas été soutenues. On était rentrées au Lavoir et on avait dû éponger le sang, par terre, toutes seules, se souvient Apolonia. Ça nous avait beaucoup marquées. Oksana se disait que ces gens avaient été attaqués à cause d'elle.»

On ne sait pas ce qui a fait replonger, il y a quelques jours, Oksana Chatchko dans une spirale tragique. Sur son avant-dernier post Instagram, daté de vendredi, elle a écrit en anglais «je ne pense rien de ce que j'écris». Sur le dernier, le lendemain: «Vous êtes faux.»




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